« Je me souhaite absence. Que la vie ne me ramène point à el e.
M’incorporer au silence. Me dépouil er des superflus de l’être. Devenir paral èle. Avancée dans le distinct. Supposition.
Lent dégagement de l’incertitude. Laisser aux autres l’apparence. Me faire creux. Profondeur. Existence. Réel voulu.»
Louis Calaferte, Les Fontaines silencieuses, Editions Gal imard, 2005, p.102
Dans un essai consacré à l’étude du non-objet dans la littérature et la peinture de la Chine ancienne, François Jul ien se base sur des textes théoriques pour mettre en lumière la pratique des
artistes chinois qui « (. .) ne peignent pas tel es choses, à vrai dire, pour les mieux donner à voir et (. .) faire ressortir leur présence ; mais [qui] peignent entre ‘il y a’ et ‘il n’y a pas’, à la fois étant et n’étant pas : présentes-absentes, mi-claires mi-sombres, à la fois claires-à la fois sombres »1. L’artiste qui, à notre époque, s’immisce dans cet infra-mince qui existe entre «il y a» et «il n’y a pas» est
celui-là même qu’il convenait de faire venir à Bruxel es pour participer à l’inauguration de la galerie Meessen De Clercq.
1 . Fra nço is J u l l ie n , La gr an de ima ge n ’ a pa s de
Ce nouvel espace dédié à l’art contemporain a la particularité de se situer dans une bâtisse qui fut édifiée en 1911 par l’architecte bruxel ois De
forme. Ou d u n o n - o bjet p ar la peinture , Se ui l , 2 00 3 , p . 23 .
Decker pour le compte d’un docteur en médecine et qui fut, bien plus tard, occupée par un laboratoire d’analyses médicales. Il était crucial de
marquer la transition de ce lieu en exposant des artistes capables de poser une réflexion sur son passé et son futur. Des passeurs en quelque sorte. Des témoins éclairés qui vous montrent une
voie à suivre, «mi-claire mi-sombre, à la fois claire-à la fois sombre».
C’est avec un souci de respecter le lieu qu’il fut demandé à sept artistes contemporains, tous de nationalité distincte, d’intervenir in situ afin d’appréhender cet endroit comme le lieu de
l’être intime, « comme un instrument d’analyse pour l’âme humaine »2. Cette exposition devait faire sens par le dialogue de l’œuvre avec le lieu.
2 . Gas t o n Bachelard, La Poétiq ue de l’Esp ace ,
Ouvrir un espace dédié à la création contemporaine n’est pas un geste anodin. Il constitue une volonté d’intervenir dans le champ de l’art et de
(co l l . Q uadri ge) , P . U . F . , p . 7 7 .
la réflexion dans le sens où il s’adresse à l’homme et à la cité. Il fal ait trouver l’espace optimal pour permettre aux futurs habitants de ce lieu, les
artistes, de s’exprimer dans les meil eures conditions possibles. Penser une galerie d’art, c’est autant poser une réflexion sur l’aspect architectural que sur le respect de l’œuvre. Avant
d’entamer des travaux de réaménagement indispensables, il convenait de réfléchir au comment ouvrir ?
Rien n’a été imposé aux artistes. Aucune consigne particulière. Ce projet s’est élaboré au fur et à mesure et dans une réflexion prolongée. Il est apparu, a posteriori, qu’un thème fédérateur
unissait les travaux; celui de l’absence, d’où le titre latin de l’exposition, ABSENS.
Les artistes invités ont proposé des travaux qui tendent plus à l’effacement qu’à la volonté de convaincre ou d’imposer, qui sont davantage tournés vers leur propre résorption que vers un
mouvement centrifuge. Tous ont perçu l’enjeu et ont créé des œuvres profondes questionnant non seulement le lieu mais aussi l’il usion du vrai.
Non sans certaines similitudes avec la pensée des artistes de la Chine ancienne, Ignasi Abal í, Sarah Bostwick, Fabrice Samyn, Seamus Farrel , Georges Rousse, Claudio Parmiggiani et Hreinn
Fridfinnsson suggèrent à leur façon que l’absence n’est pas un simple néant d’être, qu’el e est constante communication avec la présence, et que la transition entre ces deux états est vitale et
Il y a une certaine difficulté, voire une certaine inutilité, peut-être, à mettre des mots sur une tel e exposition car il est toujours mieux d’être confronté aux œuvres que de les voir
reproduites sur papier. Rien ne remplacera jamais la rencontre qui peut s’établir entre une œuvre et soi-même. L’absence d’interprétations serait davantage appropriée, voyons donc ces
commentaires comme une « contextualisation ».
Ce livre est une al usion à des al usions. Il est à percevoir comme une trace d’un moment fugitif, d’une proposition artistique éphémère. L’exposition Absens s’est ouverte le 11 avril 2008
Les sept artistes conviés à Bruxel es sont à l’écoute d’une exigence intérieure qui les conduit à questionner l’énigme du vivant. Nous sommes loin d’un art purement superficiel fait de distraction
et de coquetterie dans lequel la pensée ne réside pas.
Comme l’écrivit Saint-John Perse dans son discours pour le prix Nobel de littérature en 1960, la poésie « n’est point art d’embaumeur ni de décorateur ». On peut espérer que le lecteur ne
trouvera parmi ces pages ni l’un ni l’autre mais qu’au contraire, il découvrira des œuvres poétiques essentiel es, entités expressives vivantes, qui lui permettront d’al er à la rencontre de son
Pour son projet chez Meessen De Clercq, IGNASI ABALLÍ (°1958, Barcelone) s’est vu confier deux salles du rez-de-chaussée. Dans la première, il a dressé un inventaire des principes actifs
des médicaments, dont les plus connus sont, par exemple, le paracetamol, l’hydrocortisone ou l’acide acétylsalicylique (connu sous son nom commercial d’Aspirine). Le principe actif est la
molécule qui, dans un médicament, possède un effet thérapeutique.
Le choix de cet inventaire n’est évidemment pas hasardeux. L’artiste connaissant l’historique de la maison, il lui fut naturel de proposer une liste se référant explicitement au lieu.
Que ce vocabulaire soit abscons est le propre du vocabulaire spécialisé mais sa complexité prend ici une autre dimension et on s’amuse à lire des fragments de cette liste à la façon d’un
poème dadaïste. Proposition poétique à part entière, la place de la lettre est ici fascinante. On peut lire de superbes mots qu’exceptés de rares initiés et certains spécialistes de la santé,
personne ne connaît (itraconazole, meloxicam, erlotinib, . .). « Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique pour ne pas pouvoir entrer dans une liste, quelque chose d’exaltant et de
terrifiant à la fois » 3 dit Perec dans son texte Les Joies ineffables de l’énumération. On en vient effectivement à poser une réflexion sur l’unicité des choses, sur la volonté permanente de
l’esprit humain à classifier, ranger, rassembler pour mieux appréhender ce qui l’entoure.
Une réflexion peut également être entamée sur la nature même du médicament et sa place dans la société contemporaine ; drogue légale, le médicament
3 . Geo r ges Perec, Pe nser/Classer ,
s . l . , Hac het te , 1 9 8 5 , p . 1 6 7 .
est au centre de polémiques et débats continuels.!
Dans la seconde sal e qui est restée tel e qu’el e était auparavant, à l’époque du laboratoire d’analyses médicales, Ignasi Abal í a décidé de peindre trois peintures murales (Wal Paintings). De
forme et de dimension semblables (trois carrés d’un mètre de côté chacun) et de couleur claire (gris-blanc), ces Wal Paintings ne sont pourtant pas identiques. Chaque carré est peint d’une
couleur recréée par l’artiste à base de peinture provenant de murs écail és de lieux très spécifiques. Le point de départ du processus est donc la récolte patiente d’écail es de peinture
blanche qu’il broie en fines particules avant de leur redonner un aspect liquide par adjonction de latex. C’est, en quelque sorte, une «teinte qui reprend forme ». L’artiste évoque ainsi avec
très peu de moyens la mémoire d’un lieu. Sous chaque carré est écrit le nom et la situation du lieu auquel il se réfère ainsi que la date de la création de l’œuvre. Ainsi, Ignasi Abal í a-t-il choisi
de réactiver du blanc provenant de la galerie même, d’un hôpital bruxel ois (la clinique Saint-Jean) et de La Devinière, un lieu pilote de psychothérapie institutionnel e situé à Farciennes, près
Ces Wal Paintings accentuent le vide qui nous est proposé sur ce mur. Le non-objet nous est donné à voir. On y perçoit évidemment une référence aux
compositions suprématistes de Malevitch mais la question réel ement posée ici semble être l’objet de la peinture. Qu’est-ce aujourd’hui qu’une œuvre peinte ? Le
travail de Malevitch dans les années 1910, tel ement radical, posait la question du sujet de la peinture. Abal í de son côté escamote le cadre lui-même pour ne
p or tes à 1 9 e n fa n ts rép utés i nc ura b les ,
laisser que la couleur s’exprimer et, sous une apparence très minimaliste, ravive la présence d’un lieu.
refusés par t o us . N i le sens c ommu n , n i la
Ces travaux, sobres, rigoureux, silencieux appel ent la mémoire de divers endroits se rapportant à la santé (qu’el e soit physique ou mentale) et établissent leur
ps ych iatr ie , n i la pédago gie ne po uva ie n t
présence de façon métonymique (la partie pour le tout).
les admet tre , les recon naî t re . Ces enfan ts ,
en s omme e xi lés , La Dev i n ière les a acceptés
Jeune artiste américaine, SARAH BOSTWICK (°1979, Ridgefield, Connecticut) présente pour la première fois son travail dans une galerie européenne.
défi ni t i vemen t a vec comme p r i nci pe f o ndateu r
Intéressée par les lieux et leur mémoire, el e élabore une œuvre subtile, à la limite de l’imperceptible, qui met au centre de ses préoccupations l’espace et la
de ne les rejeter s o us aucu n préte xte . Le m o t
relation intime que l’homme entretient avec celui-ci. Sarah Bostwick fixe son attention sur des ornements et des détails architecturaux peu remarqués ou
«asi le » reprend s o n se ns , u n espace sans g r i l le , ni
délaissés. Comme le note le directeur de The Aldrich Contemporary Art Museum où el e exposa en 2006, « Bostwick highlights the voids that define absence in
chim ie o ù l ’ o n d on ne le droi t de «v i vre a vec sa f ol ie» . Du ran t p l us de
the urban fabric of built and razed buildings » 5. Il était donc naturel de lui proposer d’intervenir dans le bâtiment. S’appuyant sur un effet de miroir virtuel, el e a
v i n g t a ns , les l ie ns de sol idar i té se s on t f or gés
recréé une perspective en plâtre, travail ant sur les notions de creux, de bas-relief et d’il usion optique. En nous invitant à décaler notre point de vue habituel, el e
entre ceu x q ue r ien ne rel iai t » . C f Ben oî t
nous permet d’imaginer des espaces non-dits ou non révélés.
Der va u x , La Dev i n ière , documen taire pr odui t par
C’est un travail de patience qu’a entrepris Sarah Bostwick, au propre comme au figuré, puisque l’excavation des murs fut très minutieuse, surtout dans ces murs
Les Fi lms d u Fle u ve , 9 0’ , 3 5 mm , c o ule ur .
constitués de matériaux composites très friables. L’élaboration de la perspective en el e-même a également nécessité un long polissage. Au figuré, dans la
mesure où ce travail requiert beaucoup d’attention. Pour l’homme pressé, il est plus aisé de passer à côté que de le remarquer. La présence de l’œuvre se dilue
dans l’espace et une fine analyse de celle-ci nécessite du temps et de la disponibilité. Il faut laisser agir l’œuvre en soi pour qu’el e révèle toute sa subtilité.
En quelque sorte, son travail est une « objection » à la perspective qui façonne notre regard et qui, au-delà, régit nos notions spatiales. Sarah Bostwick
Bostwick : Cliffs and Ca nyo ns , The Aldr ic h
élargit l’espace et nous donne à voir l’absence d’un lieu et l’aspect illusoire du monde extérieur. « La blancheur propose des infinis »6.
C o ntemp orary Ar t M useum , R idgef ield ,
Le point de départ de la proposition du jeune artiste belge FABRICE SAMYN (°1981, Bruxel es) est une peinture du XIXe siècle qui résulte d’une commande
faite à un peintre par un médecin, Félix De Vos. El e représente ce dernier en train de vacciner un enfant (le sien ?). A la limite de la propagande, ce sujet visait
Fo nt aines silencieuses , (co l l . L’ Ar pe n te ur) ,
sans doute à inciter les patients à faire confiance au docteur qui, s’appuyant sur l’image peinte, leur recommandait de faire vacciner leurs propres enfants. Ce
sujet qui prend tout son sens dans une ancienne demeure de praticien n’est pas qu’anecdotique.
Fabrice Samyn a patiemment déverni une partie de ce tableau encrassé et créé ainsi une sorte de fenêtre de lumière qui s’ouvre dans le cœur sombre de l’œuvre. La forme de cette découpe
lumineuse n’est pas aléatoire et est régie par l’emplacement spécifique du tableau sur le mur de la galerie. Sur l’œuvre reste la trace du passage de la lumière, de son impact supposé à un
moment précis de la journée. La surface dévernie inclut une partie du visage du médecin dont l’oeil droit, qui nous regarde. Cet oeil, passé dans le « monde clair », porte et prolonge cet
homme en redingote dans notre instant d’où le titre A Room into time donné par Fabrice Samyn. Placide, il nous regarde le regarder et nous le regardons nous regarder. Une transmission du
regard. Un franchissement de temps. Le voilà coincé dans un espace entre-deux, ne sachant se départager entre contrainte et liberté. Cet homme émerge de la souil ure du temps et d’un
Cette œuvre a été exécutée par un peintre ne manquant pas de technique mais reste confinée dans un genre classique sans génie, ce qui, dans un sens, facilite l’acte de Samyn qui ne peut
concevoir son intervention que dans le respect et la retenue, loin de toute provocation qui consisterait à intervenir de façon irréversible.
Nous ne sommes pas dans l’ordre de l’altération mais davantage dans celui de l’altérité. L’artiste créée une rencontre, suggère une nouvel e temporalité (un vieux tableau avec un
dévernissage contemporain) et établit une ouverture sur une dimension neuve tout en soulignant l’ouvrage du passé dans un raccourci vif et audacieux.
C’est un travail sans effet tapageur qui s’inscrit néanmoins dans une impulsion de surgissement, de révélation, voire d’incarnation. Cela est plus perceptible encore dans la seconde œuvre
proposée par l’artiste pour ABSENS. L’œuvre, intitulée Parée, est un portrait de jeune fille qui sous son apparence tranquil e nous révèle la vanité de l’existence. Dévernissant la forme d’un
crâne sur le visage figé de cette jeune fil e, Fabrice Samyn inscrit l’œuvre dans une contemporanéité qui lui confère toute sa justesse. La mélancolie de ce visage est soulignée par la mort qui
rôde tel e une ombre autour de l’insolente beauté de la jeunesse. Le portrait s’élève et devient Figure.
Soucieux de ne pas se cantonner dans une expression unique et intéressé par le processus artisanal dans la production d’œuvres contemporaines, SEAMUS FARRELL (°1965, Londres) a
décidé pour l’ouverture de la galerie d’investir le lieu d’une façon originale en gravant le verre des fenêtres du jardin d’hiver. Les motifs choisis se rapportent au monde médical et à l’histoire
Ouverture sur le monde, la fenêtre est également une protection contre les turbulences de l’extérieur. El e permet d’aérer une pièce mais également de l’isoler. Seamus Farrel joue sur cette
ambivalence d’autant plus que le dessin gravé sur verre sera vu en positif d’un côté de la fenêtre et en négatif de l’autre (la gauche devenant la droite et vice-versa). On peut y voir une
interrogation de la qualité d’un point de vue. Pourquoi un seul point de vision serait-il juste ? La transparence du médium peut également mener à une certaine supercherie. Ce que nous
voyons ou ce que nous croyons voir n’est pas nécessairement ce qui est réel ement gravé.
Certaines compositions gravées sont exécutées d’un trait assez fin et disparaissent par intermittence sous l’effet des rayons du soleil. Le jeu de la lumière, par son inconstance, met ces
œuvres dans un état mouvant et diffus.
Une respiration émerge dans la composition sous la forme de de plusieurs proverbes choisis par l’artiste et gravés entre les présences évasives des pilules ou des ustensiles chirurgicaux ; «
no man is a good doctor who has never been sick himself » (chinese proverb) ou « until a physician has kil ed one or two he is not a physician» (kashmiri proverb) sont par exemple deux
proverbes qui ne manquent pas d’humour.
Artiste voyageur protéiforme, GEORGES ROUSSE (°1947, Paris) sil onne le monde entier pour réaliser ses projets à la croisée de la photographie, l’architecture, la peinture et l’installation.
Son travail examine précisément la relation entre la photographie et l’architecture, qu’elle soit réel e ou fictive c’est-à-dire aménagée par l’artiste lui-même (avec comme modes
d’intervention le dessin, la peinture, la construction d’éléments en trois dimensions). La photographie de ces espaces utopiques documente l’intervention in situ et permet d’établir une
relation entre « mémoire - perspective - image ».
Pour son projet bruxel ois, Georges Rousse est intervenu dans une pièce de l’entre-sol du bâtiment qui, à l’origine, était la cuisine. Par la suite, cet espace fut vraisemblablement utilisé par les
Laboratoires Saint Bernard pour l’analyse des échantil ons médicaux. Il résulte de cette affectation quelques aménagements insolites comme l’adjonction d’une
grande paroi vitrée que l’artiste utilisa malicieusement pour la complexité de ses reflets. Georges Rousse permit que le public puisse voir l’instal ation en elle-
d ’ u n mon de [ 19 81 -2 0 0 8] , s . l . , Ac tes Sud ,
même, ce qui est assez rare pour que le public comprenne instantanément qu’il ne retouche pas ses prises de vue sur un logiciel du type Photoshop. Il s’en
explique : « Maintenant, à l’ère de Photoshop, je permets l’accès à mes chantiers car j’y vois une possibilité intéressante pour le public de saisir un aspect important
de ma démarche, pour comprendre que, si j’utilise l’anamorphose pour produire mes œuvres, il n’en restera rien dans l’image terminée. Devant mes photographies, le spectateur n’a pas à
chercher le point de vue unificateur comme devant une anamorphose. Ce que je propose, c’est une lecture pluriel e de l’Espace»7.
Le public a donc eu tout le loisir de vérifier la réalité photographique et la réalité spatiale du chantier en confrontant la photographie accrochée dans le jardin d’hiver et le chantier en lui-même.
Pour sa photographie, Rousse a choisi un point de vue soulignant l’entrecroisement complexe d’un réseau de lignes noires tout en fixant la réfraction de la lumière dans les vitres.
Comme le signale l’artiste dans sa dernière monographie : « Mes instal ations sont la combinaison d’un espace tridimensionnel avec un rendu bidimensionnel. (. .) Le mystère provient de
cette nature spatiale double de mes œuvres. La création dans l’espace réel obéit aux lois de représentation de la géométrie dans l’espace pour que l’image que j’ai conçue puisse être lue
ensuite sur la surface plane du papier (photographique). En regardant les photographies exposées, l’esprit fait la démarche inverse pour reconstituer l’intervention
Le résultat final correspond parfaitement au désir de rendre hommage à cet édifice et de sauvegarder une mémoire du lieu, en particulier cette ancienne cuisine avec son carrelage d’époque
qui sera réaménagée sous peu. « Par mes interventions dans ces lieux voués à la disparition, empreints de vécu, qui offrent souvent une qualité de lumière et de
volume à laquel e je suis très sensible, je combats d’une certaine manière la mélancolie de leur inévitable destruction, comme une métaphore sans doute»9.
La notion de perspective est essentiel e dans l’histoire de l’art. El e agit sur notre perception immédiate de la réalité et, comme nous l’avons déjà vu avec le travail
de Sarah Bostwick, notre façon d’appréhender le monde en est profondément marquée. Georges Rousse amène le regardeur à douter de son sens visuel ; ce qu’il percevait comme étant
probant se révèle être une supercherie.
PARMIGGIANI (°1943, Luzzara) à la galerie : « il arrivait parfois que l’on entrât dans des chambrées ou dans des bureaux complètement vides, sur les murs desquels il y avait les taches
blanches des meubles et des tableaux qu’on avait emportés »10.
Dans deux des pièces du premier étage, l’artiste a décidé de réaliser deux grands polyptyques (chaque œuvre mesure 460 cm de long pour 240 cm de haut) avec
1 0 . D i n o Buzzat i , Le Désert
comme sujet des fioles, des bouteil es, des flacons et des lampes à huile. Ces éléments qui peuvent être associés au médecin ou au laborantin peuvent également,
de façon sous-jacente, faire référence à l’alchimie ou à l’univers de Giorgio Morandi.
Procédé mis au point il y a plus de trente ans, la technique utilisée pour réaliser ces deux œuvres consiste à enfumer un espace contenant des objets disposés sur des étagères fixées à un mur
blanc. Le processus est basé sur la mise à feu de matériaux qui, lors de leur combustion, dégagent une fumée épaisse et produisent une suie qui se dépose dans l’espace entier. Après avoir
arrêté la combustion et aéré le local, l’artiste ôte objets et étagères pour révéler ainsi leur silhouette sur le mur. Là où l’objet se trouvait, la fumée n’a pu se poser. En l’enlevant, on perçoit donc
sa trace blanche, sorte de mémoire lumineuse de sa disparition. Le travail ascétique de Claudio Parmiggiani soulève nombre de questions et nous mène à une vision éminemment poétique qui
relève de la fulgurance. Fulgurance de l’idée. Au-delà de cette vision instantanée, qui se produit ou non chez chacun, Parmiggiani instaure une perception paral èle, qui nécessite un temps de
A vouloir trop (dé)montrer, on en viendrait à alléger l’épaisseur du silence qui entoure son travail. Il y a des silences qui sont cris et d’autres, chuchotements.
Mieux vaut lire l’artiste quand, dans un très bel ouvrage, il s’exprime à propos de ce travail : « J’avais exposé des espaces nus, dépouillés, où la seule présence était l’absence, l’empreinte
sur les murs de tout ce qui était passé là, les ombres des choses que ces lieux avaient abritées. Les matériaux pour réaliser ces espaces, poussière, suie et
fumée, contribuaient à créer le climat d’un lieu abandonné par les hommes exactement comme après un incendie, un climat de ville morte. Il ne restait que les
Stella Sa ng ue Spirito, Parma, 19 9 5 , p . 1 9 4- 1 97 .
ombres des choses, presque les ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d’Hiroshima »11.
Le travail que HREINN FRIÐFINNSSON (°1943, Dalir) montre à Bruxel es est une œuvre d’une grande poésie. L’absence de moyens est criante mais participe à l’élan spirituel de l’œuvre. Si
on réduit l’œuvre aux matériaux qui la composent, il s’agit au sens strict d’une caisse en carton et de feuil es de papier de couleur bleue. Intitulée Sanctuary, l’œuvre prend place dans une petite
pièce, sorte d’alcôve qui la protège et lui permet d’exister pleinement. Nous sommes ici en face d’une œuvre qui conduit presque à la disparition de l’objet au profit de l’idée.
Chargées d’un sens profond, d’une épaisseur, les bonnes œuvres d’art posent des questions, certaines plus que d’autres. Sanctuary fait partie de la seconde catégorie. On pourrait avancer
que c’est une œuvre qui se « désobjective », c’est-à-dire qu’el e quitte son « état d’objet » pour se parer d’une dimension spirituel e et traiter symboliquement de la possibilité de l’Etre et du
Non-Etre. C’est la lumière qui libère l’objet de sa contingence de caisse en carton. Une lumière qui ne tend pas à rendre plus visible mais qui, en se frayant un passage dans l’obscurité, entre
les rabats de la caisse, permet à cet objet banal de s’affranchir de son statut habituel. Œuvre profonde dans tous les sens du terme; le regard doit s’y aventurer pour percevoir toute sa
Une très bel e exposition de la Serpentine Gal ery à Londres (2007) a démontré la vitalité et la profondeur du discours réflexif de Hreinn Fridfinnsson. Dans l’interview menée par Hans-
Ulrich Obrist et reproduite dans le catalogue de l’exposition, voidi ce que dit l’artiste concernant sa pièce Sanctuary, dont la deuxième version est présentée à Bruxel es :
– Hans-Ulrich Obrist : « Would you refer to a work like Sanctuary, 1992, and some of the other pieces you’ve made with boxes, as ‘altered readymades’ ? »
– Hreinn Fridfinnsson : « I use both readymades and prefabricated materials. The idea is to alter them slightly to achieve a transformaion of the material into a work. It’s a minimal
interference. The boxes could be cal ed altered readymades because sheets of fluorescent paper were inserted inside in order to change the tint of the light coming from the outside. One
box was mounted on the wal ; with the bottom slightly open, you could see that it had a bluish tint on the inside that was different from the light inside the box
and on the wal around it»12. Co-fondateur de SUM, groupe d’artistes de l’avant-garde islandaise, Fridfinnsson fait partie de ces artistes discrets mais néanmoins
I nter v ie w Hans- Ul r ic h Ob r is t / Hrei nn
essentiels dans l’art conceptuel international.
Fr idfi nnss o n n , Ser pen t i ne Ga l ler y
Les effacements entrepris dans l’édifice après cette exposition ABSENS ne pouvaient être réalisés sans garder des « traces du préalable ». Ces traces sont autant cel es laissées par les
habitants au fil du temps que cel es des sept artistes qui ont ainsi redit que ce qui est voué à l’oubli doit mettre la mémoire en mouvement, qu’il est nécessaire que l’homme contemporain
puise dans ses racines conscience et réflexion pour lui permettre de déterminer sa trajectoire de demain. La présence de ces œuvres souligne l’absence que tout passage laisse derrière lui.
En cela le vide est un espace de création.
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