5HTT : Et si le bonheur était affaire de longueur ?
Et si, apprenant la mort de Juliette, Roméo n’avait pas mis fin à ses jours par romantisme mais à cause d’une défaillance chimique ? Shakespeare s’en retournerait sans doute dans sa tombe ! Pourtant, une équipe de chercheurs pense que le mélodrame serait en grande partie une affaire de chimie. En effet, une protéine - la 5HTT - pourrait influencer notre capacité à gérer les coups durs : ceux qui n’en produisent pas assez seraient ainsi plus susceptibles de sombrer dans les affres de la dépression.
Etant donné sa fréquence et bien qu’elle
touche la psyché, il y a longtemps qu’on lui
Fléau des temps modernes, la dépression est
suspecte des racines biologiques. De là à
l’un des troubles psychologiques les plus fréquents:
incriminer les gènes il n’y avait qu’un pas, surtout
selon l’OMS, 121 millions de personnes à travers le
quand on sait que certaines familles semblent plus
monde en souffriraient ! Et sous la pression d’une
particulièrement touchées. Ainsi, bien que
vie urbaine de plus en plus stressante, ce triste
personne ne songe à nier une composante
palmarès serait en constante augmentation.
environnementale importante, la question se posait
Frappant toutes les catégories sociales, parfois
depuis longtemps. Pourtant, si composante
récidiviste, elle est aussi sexiste : les femmes
génétique il y a, il restait à le prouver. C’est ce que
étant près de deux fois plus susceptibles d’y être
pense avoir réussi aujourd’hui une équipe de
confrontées. Pourtant, contrairement à certaines
chercheurs du King’s College de Londres. Cette
idées reçues, elle est universelle : cette maladie se
nouvelle étude fournirait enfin des données
manifeste dans toutes les parties du monde, même
« palpables » pour un principe que cliniciens et
épidémiologistes soupçonnaient depuis longtemps :
différemment selon les cultures. On en répertorie
beaucoup de gènes liés à des maladies
plusieurs formes, plus ou moins aiguës, plus ou
psychiatriques ne rendraient pas malades en soi
moins faciles à déceler, la forme la plus grave
mais influenceraient la manière dont chacun
étant bien sûr associée à des pensées suicidaires.
Chaque année, entre 10 et 20 millions de personnes
Pour tester une éventuelle « vulnérabilité
tentent de mettre fin à leurs jours et chaque
génétique » à la dépression, ces chercheurs ont
année un million d’entre elles y parvient. La
choisi d’étudier un système qui devait logiquement
dépression tue autant que le paludisme, ce qui fait
fournir une bonne source de gènes « candidats »:
d’elle la cinquième cause de mortalité dans le
celui de la sérotonine, qui est justement la cible de
monde. Enfin, pour l’instant, car on estime qu’elle
devrait atteindre la deuxième place d’ici 2020…
synaptique, certains médicaments antidépresseurs
agissent en empêchant ce « repêchage ». En
Dans le cerveau, l’information est relayée
conséquence, la sérotonine reste plus longtemps
d’une cellule nerveuse (ou neurone) à l’autre via une
dans la synapse qu’elle ne le ferait normalement ce
synapse, c’est-à-dire un espace étroit séparant les
qui lui confère plus de chance d’être reconnue par
cellules. Le neurone qui envoie l’information
les récepteurs de la cellule post-synaptique qui
relâche dans cet espace une substance chimique
appelée neurotransmetteur, qui sera reconnue par
Mais pourquoi ne pas directement administrer
des récepteurs à la surface du neurone qui reçoit
de la sérotonine ? Tout d’abord parce qu’ingérée
le message. Dans ce processus, environ 10% des
oralement la sérotonine ne peut pas traverser la
molécules de neurotransmetteurs sont perdues,
barrière hémato-encéphalique (sang-cerveau) et
alors que les 90% restants sont relâchés par les
n’aura donc aucun effet sur les fonctions
récepteurs et récupérés par le neurone qui les a
cérébrales. Deuxièmement, la sérotonine pure se
mettrait à activer chaque synapse qu’elle
neurotransmetteurs. Plus particulièrement, un
atteindrait – même celles qui ne sont pas censées
neurotransmetteur « excitateur », c’est-à-dire
l’être - alors que ces antidépresseurs augmentent
qu’en se liant à son récepteur sur la membrane d’un
seulement un signal déjà présent, mais trop faible
neurone, il déclenche et propage dans celui-ci un
pour agir. Troisièmement, ces antidépresseurs
nouvel influx nerveux vers un autre neurone. Notre
sont sélectifs, ce qui signifie que toutes les
organisme synthétise la sérotonine à partir du
synapses ne sont pas affectées, mais uniquement
tryptophane, un acide aminé dit essentiel :
celles qui sont responsables de l’humeur et donc de
contrairement aux autres acides aminés, nous ne
pouvons pas le fabriquer nous-même, mais il doit
C’est pourquoi, dans leur recherche de gènes
être fourni par notre alimentation. La sérotonine
liés à la dépression, l’intérêt des chercheurs du
joue un rôle dans des mécanismes très variés et
King’s College s’est naturellement porté sur la cible
contrôle beaucoup de fonctions physiologiques et
de ces antidépresseurs : le « transporteur de la
comportementales, intervenant entre autres dans
sérotonine ou 5HHT », une protéine impliquée dans
la régulation du sommeil, de l’appétit, des émotions
le processus qui permet aux neurones pré-
synaptiques de repêcher la sérotonine qu’ils ont
libérée dans une synapse. Version courte versus version longue
Chaque gène – qui rappelons-le est un morceau
d’ADN – est sous le contrôle de ce que l’on appelle un promoteur. Ce dernier est également une petite région d’ADN : localisé devant le gène, le promoteur contrôle la fréquence à laquelle l’information contenue dans celui-ci est utilisée pour fabriquer la protéine correspondante. Le promoteur du gène 5HTT existe sous deux formes : une longue et une courte. Or, la forme longue permet une production plus élevée de la protéine 5HHT. En outre, il faut savoir que nous possédons tous deux copies de chaque gène (excepté pour les gènes sexuels), puisque au
moment de la fécondation nous en avons reçu une
copie maternelle et une copie paternelle. Il se
présente donc trois cas de figure : nous pouvons
avoir reçu deux versions courtes du gène 5HTT,
En tant que régulateur de l’humeur, la
deux versions longues ou bien une version courte
sérotonine est impliquée dans de nombreux
et une version longue. Dans la population, 30%
troubles psychiques comme l’anxiété, les troubles
d’entre nous possèdent deux gènes « longs », 50%
obsessionnels compulsifs et bien sûr la dépression.
ont un court et un long et 20% ont reçu deux
Ayant constaté que les personnes déprimées ou
anxieuses souffraient souvent d’un déficit en
Pour mettre en évidence une éventuelle
sérotonine, on en a déduit que la dépression serait
relation entre le gène 5HTT et la dépression, les
liée à un manque de stimulation du neurone
chercheurs ont répertorié le nombre d’événements
« récepteur » au niveau des synapses dites
éprouvants ou stressants - déception amoureuse,
deuil, maladie, perte d’un emploi - que 847 new-
concentration de la sérotonine dans la synapse
zélandais blancs avaient subis entre 21 et 26 ans.
dépend de sa récupération par le neurone pré-
Toute la question étant ensuite de savoir si, en
conséquence, ces personnes avaient fait une
plus de 20 ans. En cherchant dans les registres, il
dépression et quelle version du gène 5HTT elles
fut ainsi possible d’établir un lien supplémentaire
possédaient. Trente pour cent rapportèrent n’avoir
entre la version courte du gène 5HTT et la
subi aucun stress particulier pendant cette
dépression : parmi les personnes qui avaient été
période, 25% en avaient vécu un seul, 20% deux,
abusées en tant qu’enfant, seuls les porteurs d’au
11% trois et 15% en avaient vécu 4 ou plus. D’autre
moins un gène court avaient fait une dépression
part, 17% d’entre eux rapportèrent avoir vécu un
après 18 ans. De plus, parmi les 11% victimes de
épisode dépressif majeur au cours de l’année
maltraitance au cours de leur enfance, le risque de
précédente et 3% témoignèrent avoir tenté de se
vivre un épisode dépressif important atteignait
suicider, propos qui furent ensuite vérifiés auprès
jusqu’à 63% chez les sujets possédant deux copies
courtes. Par contre, les participants porteurs de
Première constatation des chercheurs: il ne
versions longues exhibaient toujours un risque de
semble pas y avoir de différence significative
30%, qu’ils aient été abusés ou non étant enfant.
parmi les trois groupes génétiques en ce qui
concerne le nombre de mauvaises expériences
rencontrées. En résumé, s’il existe un « gène des
embrouilles », ce n’est pas celui-ci ! Plus
Dans la même veine, une étude parue il y a un
sérieusement, parmi les personnes qui n’ont pas
an établissait que les personnes possédant la
vécu de stress importants, la probabilité de faire
version courte du gène 5HHT présentaient au
une dépression semble la même quelle que soit la
niveau du cerveau des réactions plus intenses à
longueur de leur gène 5HTT. D’autre part, les
des stimuli de peur que ceux qui n’avaient que la
personnes possédant deux copies de la version
version longue. En résumé, les possesseurs d’un
longue du gène présentent toujours un taux
gène court - produisant moins de 5HHT - semblent
relativement faible de dépression, quel que soit le
prendre les choses trop au sérieux alors que ceux
nombre d’événements traumatiques qu’ils ont
détenant la version longue seraient plus cools !
endurés. Mais ça se gâte semble-t-il pour celles
Mais au fond, par quel mécanisme, car moins de
possédant une ou deux copies courtes : le risque
5HTT signifie aussi plus de sérotonine dans les
de faire une dépression étant plus élevé pour les
synapses, ce qui semblait propice pour éviter la
personnes avec un seul gène court et encore pire
dépression ? Pour l’instant cela reste relativement
pour celles possédant deux gènes courts. En effet,
parmi celles possédant deux copies courtes ayant
antidépresseurs dont la 5HHT est la cible, ainsi
traversé 4 expériences stressantes ou plus, la
que le mécanisme provoquant l’atténuation de la
probabilité de vivre un épisode dépressif majeur
dépression ne sont toujours pas compris. En outre,
serait multiplié par deux par rapport aux
il faut savoir que d’autres antidépresseurs tout
personnes avec deux copies longues ayant essuyé
aussi efficaces agissent au contraire en
augmentant la récupération de la sérotonine par la
concentration dans les synapses ! Ces deux modes
d’actions pharmacologiques totalement opposés
remettent en question le concept de la nécessité d’améliorer la transmission nerveuse par la sérotonine pour soigner la dépression et suggèrent que l’effet initial (c’est-à-dire l’augmentation ou la diminution du relâchement de la sérotonine par la 5HHT) ne serait en réalité qu’indirectement
Adaptation. Avec la permission de Caspi A. et al., "Influence of life
responsable de l’efficacité antidépressive. C’est
stress on depression: moderation by a polymorphism in the 5-HT
gene", Science 301:386-389 (2003) 2003 AAAS. Permission de
dire à quel point ce domaine est complexe et
combien il est recommandé pour l’instant de
Fig.2 Diagramme indiquant le pourcentage de
considérer cette étude avec circonspection.
personnes remplissant les critères diagnostiques
Mais le jour où le rôle de la 5HTT sur
d’une dépression à l’âge de 26 ans en fonction du
l’humeur sera mieux compris, il deviendra peut-
nombre d’événements stressants (0 à 4)
être possible de développer des traitements qui
rencontrés entre 21 et 26 ans pour A) des
permettront de rendre les gens moins vulnérables
individus avec une ou deux copies courtes ou B)
à la dépression. En attendant, cette découverte
permettrait d’envisager la mise au point de tests
génétiques visant à identifier les personnes
présentant des risques accrus. Mais cela n’est pas
Les 847 new-zélandais incluent dans l’étude
encore pour demain, car cette maladie est
appartenaient à la « Dunedin Multidisciplinary
probablement influencée par beaucoup de gènes
Health and development Study », un programme de
qui diffèrent d’une personne à l’autre. D’ailleurs,
recherche qui les avait soumis à partir de l’âge de
c’est cela qui rend pour l’instant imprévisible la
trois ans à une batterie de tests s’étendant sur
réponse de chacun à différents traitements : dans
maltraitance - constituent des traumatismes avec
lesquels il faut se construire et qui peuvent
resurgir à l’occasion de stress rencontrés à l’âge
adulte. A l’ère du Prozac, certains psychiatres
voient d’ailleurs dans la dépression une opportunité
de régler de vieux conflits intérieurs non résolus
En documentant un phénomène jusque là
et donc une opportunité de changement. Loin
insaisissable, connu sous le nom d’interaction
d’être une maladie, la dépression serait au
contraire le premier pas vers la guérison et
représenterait donc une première en son genre et
empêcher qu’elle survienne serait par conséquent
mettrait en évidence l’importance de chercher des
une entrave à notre évolution personnelle. Il
« gènes à risque » pour les maladies mentales,
apparaît alors légitime de s’interroger sur le bien-
plutôt que les gènes pour la maladie elle-même. A
fondé de tels traitements, tout comme sur la prise
l’avenir, cette stratégie de recherche de gènes de
d’antidépresseurs. Mais aujourd’hui, personne n’a
vulnérabilité pourrait s’étendre bien au-delà des
le temps d’aller mal. Il faut être performant. Les
maladies mentales, puisqu’il existe probablement
antidépresseurs se banalisent et sont prescrits au
des facteurs génétiques à risque pour toutes les
moindre signe de défaillance. De plus, il faut du
cran pour entreprendre une psychothérapie et
Mais pour revenir à la dépression, il ne faut
aller remuer « ce qui fait mal », même si c’est sans
pas oublier que ses causes sont multiples. En amont
doute pour aller mieux par la suite. Beaucoup de
du stress occasionné par un deuil, un renvoi, un
raisons, donc, pour que ces petites pilules du
échec ou un divorce, qui ne sont en général que
bonheur continuent de rencontrer à l’avenir un vif
« l’étincelle qui met le feu aux poudres » se
cachent souvent d’autres problématiques liées à
l’enfance et à l’éducation qui - même sans parler de
Pour en savoir plus Sur le net : • Dossier sur la dépression : http://www.psychomedia.qc.ca/sdos2men.htm Un peu plus pointu : • Caspi A. et al, ″Influence of life stress on depression: Moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene″,
Science 301:386-389 (2003) PMID: 12869766
• Hariri A. R. et al., ″Serotonin Transporter Genetic Variation and the Response of the Human Amygdala″,
Science 297:400-4003 (2002) PMID: 12130784
Sources des illustrations : • Fig.2 : AAAS, http://www.sciencemag.org Dans UniProtKB/Swiss-Prot : • Sodium-dependent serotonin transporter, Homo sapiens (humain): P31645
Protéines à la “Une” (ISSN 1660-9824) sur www.prolune.org est une publication électronique du Groupe Swiss-Prot de l’Institut Suisse de Bioinformatique (ISB). L’ISB autorise la photocopie ou reproduction de cet article pour un usage interne ou personnel tant que son contenu n’est pas modifié. Pour tout usage commercial, veuillez vous adresser à [email protected]
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