Entretien avec Claude Prey
par Michel Rostain / Lyrica n°70, 1981
D'opéra de chambre en opéra épistolaire ,
L'Escalier de Chambord ne nous dit pas autre
Claude Prey s'est imposé en France comme
chose quand il convoque cinq chanteurs lyriques
l'auteur lyrique contemporain le plus joué. Le
pour chanter le rôle de cinq chanteurs réunis sur
Grand Théâtre de Tours va créer le 20 mars son
une scène deux heures avant que n'ait lieu leur
vingtième ouvrage L'Escalier de Chambord,
concert. Que se passe-t-il derrière le rideau bais-
sous la direction de Daniel Chabrun et dans une
sé? Que se passe-t-il avant la re p r é s e n t a t i o n
mise en scène de Jean-Jacques Etchevery.
théâtrale? Du théâtre, déjà du théâtre, pourvu
Claude Prey n'encombre jamais ses œuvres de
T h é â t re dans le théâtre, théâtre avant le théâtre .
pathos idéologique ou sentimental. À tel point
Après tout le thème est familier dans l'ceuvre de
qu'il semble ne jamais rien aff i r m e r. Et que résu-
Claude Pre y. Baroque ? Si l'on veut, à condition
mer un de ses opéras tient de la gageure. Et
de re t rouver derrière la profusion des situations
pourtant, de digressions en jeux de mots, il nous
et des thèmes, la rigueur, cette logique débridée,
donne quelque chose de très clair à entendre .
p ro p rement merveilleuse, qui anime l'écriture et
Un peu comme la musique elle-même, dont on
le discours de Claude Pre y. Prenez par exemple
ne peut jamais bien dire ce qu'elle dit, mais qui
Young Libertad, cet opéra qui évoquait tout à la
dit très précisément quelque chose et qui nous
fois le monde de Bro a d w a y, la psychosociologie,
touche. Le théâtre musical de Claude Prey n'est
Roméo et Juliette, le racisme, que sais-je enco-
pas démonstratif ni didactique. C'est un théâtre
re ; au départ, il y avait une situation réelle, celle
p u r, miracle contradictoire de rigueur et de folie,
des stagiaires de l'Opéra-Studio pour qui Louis
Erlo avait commandé en 1976 un ouvrage à
Claude Pre y. Douze stagiaires, un groupe de
Claude Pre y : Comment allez-vous pouvoir par-
jeunes chanteurs réunis par un travail lyrique ?
ler de L'Escalier de Chambord et de ce que je
Le thème du spectacle était tout trouvé, ce serait
vous en dis aujourd'hui, quelques semaines
une expérience de groupe. À Tours, en 1981, les
avant la création ? Peut-être vous faudra-t-il
données de base sont similaires : cinq chanteurs
vous aussi écrire une pièce de théâtre.
sont réunis pour l'occasion - créer un opéra de
Claude Pre y. Peut-être même ne se connaissent-
ils pas vraiment (au contraire des stagiaires de
ENTRETIEN AVEC MICHEL ROSTAIN
l'Opéra-Studio), sinon pour avoir déjà eu l'occa-
sion de se re n c o n t rer "dans le métier". Claude
Ce serait en effet le plus sûr moyen - et le plus
P rey leur proposera donc de jouer l'histoire de
amusant - de re n d re palpable au lecteur la magie
cinq chanteurs qui ne se connaissent pas vrai-
des audaces folles, des allusions, de la logique
ment et qu'un incident quelconque, peut-être
débridée qui habitent toujours l'œuvre de Claude
P re y. D'une boutade, Claude Prey nous a déjà
plongé dans son sujet. Le théâtre n'est pas une
Claude Pre y : Dans les deux cas, au fond, c'est
illusion, et l'illusion théâtrale est le plus sûr che-
en effet une sorte de psychodrame qui est pro-
min pour nous intro d u i re à la vie elle-même.
posé. Dans L'Escalier de Chambord cinq chan-
Entretien avec Claude Prey par Michel Rostain / page 01
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teurs prennent contact avec le lieu où ils vont
de induit le titre, et le choix du titre va avoir à son
donner leur concert. Il s'agit d'un ensemble
tour des conséquences incalculables sur le livre t
vocal qui doit chanter du Monteverdi, des
et sur les techniques d'écriture. Sur l'histoire
madrigaux, des chansons françaises. Un gro u-
d ' a b o rd de ces cinq chanteurs soudain face à
pe fonctionnel. Mais la défaillance du clavecin
face et que submergent toutes sortes d'affects :
empêche le groupe d'exercer ses fonctions.
h i s t o i res personnelles, bien sûr mais aussi
L'ensemble fonctionnait s'il faisait de la
H i s t o i re, culture, mythes, langages, toutes sortes
musique, mais privé de musique, l'ensemble se
de strates qui hantent le château de Chambord ,
désagrège. Vont apparaÎtre alors cinq solitudes,
et notre société. Nos chanteurs, du simple fait
des conflits, des rancœurs, des attractions, et
qu'ils ont à être ensemble "au lieu" de chanter,
tout cela va s'exprimer au travers de cinq dis-
s'enfoncer chacun dans un univers, loin, appa-
cours, cinq récits parallèles. Voici l'ensemble
remment de la situation d'attente qui est la leur.
vocal saisi par le théâtre, et, si le théâtre fait son
Chacun propose son monde, l'italien, Balzac.
œ u v re, ce qui n'était qu'un ensemble fortuit et
XVIe siècle, et tente de l'imposer aux autres. Un
fonctionnel va peut-être devenir à l'issue du pro-
jeu théâtral s'esquisse, puis un autre s'éloigne
cessus un véritable groupe. Ce qui n'était que
e n c o re de la situation d'origine. Les choses
cinq solitudes va se transformer en individualités
semblent devenir très complexes, pourtant on
épanouies et libres. C'est une hypothèse opti-
miste sur le groupe quand il permet la naissance
de toutes sortes de relations véritables.
Claude Pre y : Je dis souvent que mon théâtre
est à distanciation variable, on peut dire aussi au
DOUBLE RÉVOLUTION
Apparaissent donc sur le plateau du théâtre ,
Raconte-t-on un livret d'opéra ? L'expérience
l ' H i s t o i re, le XVIe siècle et la Renaissance, l'as-
est souvent fade ou compliquée quand la re n-
sassinat du Duc de Guise qui n'eut lieu après
c o n t re de la musique et du théâtre est par défi-
tout qu'à 20 kms de là, l'Italie puisque notre châ-
nition nécessaire pour donner toute son ampleur
teau est un bâtiment franco-italien, l'histoire de
à l'argument. Est-ce donc un hasard si nous
la musique, le madrigal, l'opéra qui va naître à
avons tout à la fois parlé du livret et de la "tech-
l'extrême fin de ce XVIe siècle, justement en
nique d'écriture” ? Surtout quand on sait que le
Italie et justement avec un compositeur qui a
système de règles auquel s'est soumis Claude
pour nom Jacope Peri. Peri, ça ne vous rappelle
rien ? Peri Pre y. Pour un anagrammiste aussi
distingué que notre compositeur le rapport saute
Tout part de la commande d'un opéra à To u r s .
aux yeux. D'autant que l'étymologie est la
Un moment, il fut question, il y a un an, que
même. Ce premier opéra que composa Peri évo-
l ' c e u v re de Claude Prey soit créée en seconde
quait un mythe. Nous en tro u v e rons donc un
partie d'une soirée qui s'ouvrirait avec L e
dans L'Escalier de Chambord. Tous les person-
Château de Barbe-Bleue (année Bartok, oblige).
nages seront ainsi habités de cette énorme
Le projet initial a du être abandonné, mais le
m a t i è re que charrie la seule évocation de
déclic avait eu lieu pour Claude Pre y.
Réfléchissez, Le Château, Tours, la Loire. Vo u s
n'avez pas trouvé ? Voyons, ce sera Chambord . Claude Pre y: Chaque chanteur est porteur d'un
Et tout d'abord son escalier, ce fameux escalier
récit. Nous aurons un récit poétique, avec un
à double révolution qui est comme l'essence de
sonnet en italien. Un récit historique, l'assassinat
ce château. Ce sera donc L'Escalier de
du duc de Guise. Troisième récit, un récit ro m a-
C h a m b o r d. Le titre est trouvé. Le jeu peut sem-
nesque : Le Lys dans la Va l l é e. Ensuite un récit
bler léger. Au contraire, il est grave. La comman-
mythique, avec Déméter et Perséphone ( c ' e s t
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aussi un projet d'opéra). Cinquième récit, un
risent le y et parfois le J pour le I. Et, pour être
récit structurel réalisé à partir de L'Italien sans
strict, l'écriture avec douze lettres servira exclu-
peine. Enfin, il y aura un sixième récit, un mono-
sivement aux récits qui se réfèrent à l'écrit (le
logue intérieur, histoire murmurée de tout ce qui
roman par exemple), l'écriture avec treize pho-
s'est passé depuis vingt-quatre heures pour ce
nèmes étant réservée aux récits fondés sur
personnage. La musique et le chant sont contre-
l'oral. J'en devine certains qui s'exclament déjà :
dits ici non par le parlé, mais par le murmure. Au
"Que de complications inutiles ! " Vo i re. Il est
début, chaque récit refuse le récit d’ à côté, puis,
après tout rassurant de re n c o n t rer les mots d'un
petit à petit, les interférences deviennent assez
l i v ret soumis à des règles, tout comme les notes
t roublantes, des harmonies se créent. Chacun a
d é c roché dans son discours, qui n'a rien à voir
avec la situation, apparemment rien. Mais petit à
Claude Pre y : Si j'ai choisi cette règle pour un
petit, vont apparaÎtre des liens avec la situation.
l i v ret, c'est en particulier pour son résultat pho-
Le récit romanesque en particulier s'en rap-
nétique. Les auteurs d'opéras du répertoire
p roche beaucoup, et il va s'imposer de manière
étaient par exemple obligés d'écrire dans les
p resque réaliste jusqu'à ce que le récit intérieur,
ensembles : "Ma mère, je la vois.", "Sa mère, il la
murmuré, s'impose naturellement comme celui
revoit. ", etc., pour arriver à une espèce d'ho-
mophonie acquise à un prix qu'on ne voudrait
plus payer maintenant. Tandis qu'avec la règle
d ' é c r i t u re que je me suis donnée, les mots s'har-
DOUZE LETTRES ET TREIZE SONS
monisent, permettent des sortes de fondus
enchaÎnés. En outre, ces contraintes d'écriture
Jusqu'ici, l'écriture du livret a semblé régie par
sont une sorte de symbole de la pièce. Un gro u-
les associations, les contiguïtés historiques et la
pe de personnes arrive quelque part et met le
situation réaliste de départ. Ne nous y tro m p o n s
doigt dans une sorte de mécanique. Des libertés
pas, les choix ne sont pas gratuits, et il ne s'agit
veulent s'exprimer, mais un système linguistique
pas d'un jeu purement intellectuel, même si l'in-
contraignant est là, métaphore de toutes les
telligence - qu'on re p roche parfois à Claude Pre y
sociétés. Cette particularité est astre i g n a n t e
n'est pas absente. "Pas de sentiments sans
pour la liberté du premier personnage de l'opé-
ra, l'auteur. "Vous avez le droit de vous exprimer
mais avec. seulement douze lettres et tre i z e
Comme pour marquer la nécessité absolue de
sons." On essaie de faire craquer cette structu-
ses choix, Claude Prey accepte les contraintes
de la situation jusqu'au bout. Puisqu'il fallait
Évidemment, c'est un système d'écriture assez
qu'une commande de l'Opéra de Tours en vien-
a u s t è re. Par exemple, ESCALIER DE CHAM-
ne à s'intituler L'Escalier de Chambord, eh bien
BORD ne donne le droit ni au N ni au P. Pas de
Claude Prey en vient à penser qu'il ne pourra
négation possible ! De même, il n'y a pas de T
é c r i re son livret qu'avec les matériaux que char-
dans le système, ni de son "m", et l'on n'aura
rie Chambord et son escalier, à commencer
donc pas droit au mot "mort", qui n'apparaÎtra
p a r. les lettres mêmes qui permettent de l'écri-
dans l'opéra qu'en pointillé pour ceux qui
re. ESCALIER DE CHAMBORD : douze lettres et
connaissent bien l'œuvre de Peri, et sur la parti-
t reize phonèmes. Eh bien, soit, le livret ne s'écri-
ra qu'avec cela. Georges Pérec, dans L aD i s p a r i t i o n, avait déjà su écrire tout un ro m a n
Aucune règle n'est gratuite, toutes sont néces-
d'où la lettre E était exclue, Claude Prey écrira
s a i res, déduites du sujet, toutes sont symboles,
tout un livret d'où quatorze lettres à la fois sont
mais aussi toutes mènent à la musique et à sa
exclues ! À vrai dire, non pas quatorze mais
re n c o n t re avec le drame. Les règles d'écriture du
douze puisque les règles de l'anagramme auto-
l i v ret ont déjà un résultat musical et devancent
Entretien avec Claude Prey par Michel Rostain / page 03
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les règles d'écriture de la partition.
aussi un cahier des charges : tant de solistes, tel
budget, telle durée, toutes ces contraintes qui
Claude Pre y : A chacun de ces cinq récits, on va
permettent ou ne permettent pas à une idée de
a ffecter un système musical particulier. Le pre-
se matérialiser. Une commande, c'est pour le
mier repose sur la tierce mineure, le second sur
compositeur une re n c o n t re, avec un lieu, une
la sixte avec septième ajoutée, le troisième sur
institution, des interprètes, et pour Claude Pre y,
des septièmes, le quatrième consiste en une
ce sont là, on l'a vu, des points essentiels d'in-
série, et enfin le dernier est un système tonal, qui
nous vient du répertoire de l'ensemble vocal.
L ' o rc h e s t re est un orc h e s t re de solistes : flûte,
Mais, même pour l'auteur lyrique contemporain
hautbois, clarinette, basson. Cor, tro m p e t t e ,
le plus joué en France, la demande n'est pas
t rombone, célesta ou piano, harpe, une forma-
toujours à la mesure de l'off re, et les théâtres de
tion très classique, à ceci près qu'elle ne com-
la R.T. L . M . F. ne sont pas légion, loin de là !, à
p rend ni violon ni alto mais quatre violoncelles et
oser programmer des créations au cours de
une contrebasse. Cet orc h e s t re n'est pas sur le
leurs saisons. Le Grand Théâtre de Tours serait
plateau, et l'on ne fait pas appel à un jeu théâtral
même plutôt une exception à mener avec tant de
avec les instruments, contrairement à ce qui se
constance et de succès malgré son petit budget
pratique souvent dans le théâtre musical. Encore
une politique suivie sur le répertoire contempo-
que le problème soit posé en un sens par l'ab-
sence de clavecin, puisque c'est faute de clave-
cin que les chanteurs sont saisis par le théâtre . Claude Pre y : II est évident que la fureur actuelle
Cet opéra aurait aussi bien pu s'intituler E n
de l'opéra n'encourage pas la création. Est-ce
que dans un deuxième temps, cela nous sera
favorable ? Je ne sais, mais viendra peut-être
ensuite le moment du déclin de cet engouement,
UN ESCALIER B
de même que déclinera le goût actuel pour la
g a s t ronomie. L'opéra et la gastronomie re s s e m-
Déjà Claude Prey pense aux œuvres suivantes,
blent en ce moment à deux replis de la culture
q u a t re variations qu'il voudrait écrire sur ce
sur des positions préparées à l'avance, deux
même Escalier de Chambord du cinquième de
e x p ressions d'un dépit amoureux. Si ces deux
ses ouvrages à cinq personnages, il voudrait
modes viennent, ce qui est probable, à re c u l e r, il
é c r i re cinq versions. Magie des chiff res, après
faudra que la création théâtrale et musicale soit
prête à s'aff i r m e r. Je persiste à penser que le
t h é â t re est la dern i è re chance de la culture. Le
Claude Prey : En réalité, j'avais déjà écrit en 1963
jour où il n’y aura plus de théâtre, il n'y aura plus
un Escalier de Chambord, un Escalier zéro .
C'était un texte. J'aimerais bien faire un Escalier
B, qui aurait le même titre, peut-être les mêmes
images, le même système d'écriture, mais qui
serait totalement recombiné pour la radio. Puis
d ' a u t res Escaliers, cinq Escaliers en tout, y com-
pris un film, pour la télévision, un roman, etc.
Et d'autres projets encore qui dorment, en atten-
dant de re n c o n t rer la commande précise qui leur
donnera "occasion de pre n d re forme”. Une
commande, ce n'est pas seulement une assu-
rance d'être joué, ni même un financement, c'est
Entretien avec Claude Prey par Michel Rostain / page 04
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CIF’7 Program November 27, 2006 International Conference Hall (B101), Chitose Institute of Science and Technology Plenary Session 10:00-11:25 10:05-10:45 Evolution of photonic networks and its applications Tomonori Aoyama Research Institute of Digital Media and Content, Keio University, Japan 10:45-11:25 Study of the CCD spectrometer with densely-folded spectra